témoignages + 2016 Janvier 24, Guatemala
Chers amis et chères amies,
Une de mes nièces
m’a demandé de lui parler de ma vie au Guatemala. Ma vie c’est le Mojoca. A son
intention j’ai décrit des situations insolites mais qui font partie de notre vie
quotidienne. Je l’envoie à quelques amis, Jacques et Jacqueline en feront
l’usage qu’ils veulent et, de même, Remo s’il veut que je lui traduise le texte
en italien.
Les bulletins du Mojoca Belgique et les lettres de la rue, les comptes rendus
descriptifs et financiers, pourraient donner l’impression que la vie du Mojoca
est tranquille et bien ordonnée. Il n’en n’est rien! Et si vous voulez avoir une
idée de notre vie quotidienne 24h/24, il ne faut pas l’imaginer comme celle
d’une école, mais plutôt comme les services d’urgences d’un hôpital qui ont fait
l’objet de beaucoup de séries télévisées. Habituellement, je vous parle de la
vie de la maison du 8 mars, de celle des garçons, du centre éducatifs, des
ateliers solidaires et de la rue. Mais l’action du Mojoca s’étend également aux
hôpitaux, aux cimetières, aux prisons et aux tribunaux. Je vous en parle en vous
racontant des histoires vécues.
Lundi dernier, on m’avertit qu’une adolescente de 15 ans est en bas de la maison
du 8 mars, où j’ai mon appartement à l’étage supérieur. Elle demande qu’on lui
donne ses papiers d’identité et ceux de son gosse de 2 ans. Carla nous avait été
amenée l’an dernier par une jeune fille du Mojoca qui l’avait recueillie chez
elle, mais la logeuse n’en voulait pas. La maison du 8 mars ne peut pas
accueillir des mineures qui ne sont pas accompagnées par leurs parents. Nous
avons donc dû faire appel à la police judiciaire et une juge a décidé dans un
premier temps de la laisser, elle et son enfant, dans notre maison. Après 2
mois, elle a ordonné de la placer dans un foyer pour jeunes adolescentes avec
son enfant où ils ont passé quelques mois. Carla nous expliquait qu’un juge
avait décidé, le mois dernier, de placer son enfant dans une autre institution
et qu’il lui avait permis de sortir du foyer. Et maintenant disait-elle, elle
vivait avec un groupe de jeunes de rues, dans un quartier périphérique de la
capitale. Nous l’avons convaincue à rester avec nous pour chercher une bonne
solution. Son récit ne nous convainquait pas et nous avons téléphoné à
l’institution où elle avait été placée. On nous expliqua qu’on les avait confiés
à une tante qui vivait à une centaine de kilomètres de la capitale. Alors Carla
nous raconta qu’en effet, 2 jours auparavant, elle avait été avec son enfant
dans la maison de sa tante qui n’avait pas les moyens de la faire étudier comme
exigeait le juge. D’autres parts, elle avait des rapports très conflictuels avec
son enfant qui avait été conçu lors d’un viol commis par le compagnon de sa
mère. Nous nous sommes consultés la psychologue, la présidente,
l’administratrice et moi, en arrivant à la conclusion qu’il était préférable
qu’elle soit séparée de son enfant pour vivre dans une institution spécialisée
pour les filles victimes de viol. Carla a accepté notre proposition et le
lendemain à l’aube, notre psychologue, l’a accompagné dans la maison de sa
tante. Des gens très pauvres, qui vivent dans une maison de quatre pièces avec
six de leurs enfants mariés et chargés de beaucoup d’enfants. Carla et son fils
devaient dormir dans le lit de sa tante et de son oncle. Ils acceptèrent notre
proposition et la jeune adolescente est montée à la maison du 8 mars. Il nous
faut maintenant entreprendre toutes les démarches pour que le juge la place dans
une maison qui lui convienne.
Mais avec les juges on ne sait jamais ce qui va se passer. Avec eux nous avons
eu beaucoup plus d’expériences négatives que positives. Dernièrement une juge a
refusé de restituer à une jeune femme de 26 ans, son enfant, parce qu’elle
vivait dans la maison du 8 mars, où disait-elle, les enfants apprennent des gros
mots. Elle déclara que la gosse pourrait vivre avec sa mère si celle-ci avait
trouvé un travail régulier avec un salaire légal et vivait dans une habitation
où elle aurait au moins 2 lits. Autant dire que la mère ne récupèrera jamais son
enfant.
Autre cas: un juge a décidé que les 4 enfants d’un couple qui se séparait
devaient vivre avec le père parce que la mère avait vécu dans la rue dans son
adolescence. Et expliqua-t-elle, on sait que les femmes qui ont vécu dans la rue
ne peuvent pas être de bonnes mères. Elle ne donna aucun poids aux déclarations
des enfants et des adolescents de 16 et 17 ans, qui voulaient vivre avec leur
mère. Ils furent forcés d’aller vivre dans la maison du père. Ils découvrirent
qu’il avait une autre famille avec 4 petits enfants. La vie en commun se révéla
rapidement insoutenable. Et après 8 jours, de leur propre gré, les enfants
retournèrent dans la maison de la maman.
Vous connaissez déjà, je pense, l’histoire de Kenia qui découvrit il y a à peu
près 4 ans, que son casier judiciaire n’était plus vierge et qu’elle avait fait
de la prison. Elle entreprit aussitôt les démarches pour prouver son innocence.
C’était très facile parce que les empreintes digitales de la femme, qui avait
usurpée de l’identité de Kenia, n’étaient pas les siennes. Vous pensiez sans
doute qu’un juge déclara aussitôt de réparer l’erreur judiciaire.
Détrompez-vous! L’histoire n’est pas encore terminée. Kenia a dû multiplier les
démarches, les audiences judicaires, les déclarations. Elle entra en possession
de la photo de la vraie coupable et de la description des tatouages qu’elle
n’avait pas. Peine perdue … pendant 4 ans, Kenia ne pouvait pas trouver un
travail régulier et elle a perdu beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Dans
cette histoire c’est l’avocate qui a gagné en demandant l’équivalant de 5000
euros d’honoraires, si nous tenons compte de la différence du niveau de vie.
Je pourrais continuer à vous raconter des mêlées des jeunes des rues avec la
soit disant Justice, que ce soit pour la garde de leur enfant ou parce qu’ils
sont injustement accusés par la police ou encore parce qu’ils n’ont pas de
papiers d’identité et qu’ils ne savent pas où et quand ils sont nés et qui sont
leurs parents. Auparavant, nous avions un service juridique qui s’occupait de
ces problèmes. Faute d’argent, nous avons dû le fermer et maintenant, c’est
chaque collectif qui est chargé d’accompagner les jeunes qui ont à faire avec
les juges, les avocats et les tribunaux. Heureux ceux qui ne tombent pas sous
leurs griffes!
Jeudi dernier, c’est Diana qui arrive dans la maison de la 13ème rue.
A 2h du matin, elle est sortie de prison, où elle a passé 6 ans. Elle est
prudente et au lieu de s’aventurer sur la rue déserte où les mauvaises
rencontres sont nombreuses, elle a préféré louer pour la nuit, une chambre dans
une pension. Diana avait affronté de façon positive sa longue peine
d’emprisonnement pour deux menus larcins dans la rue. Les pauvres sont punis
durement. L’impunité c’est pour les riches et le génocide. Diana a réussi à
profiter de ce temps-là pour étudier. Elle a fini l’école primaire puis l’école
moyenne puis l’école secondaire supérieure et maintenant elle voudrait
s’inscrire à l’université mais c’est trop tard pour cette année. En prison elle
travaillait et envoyait de l’argent à sa sœur qui avait la garde de son fils.
Elle a réussi à épargner de l’argent. Elle a payé elle-même ses papiers
d’identité et l’inscription de son fils dans une école. Et elle a demandé
l’hospitalité à la maison du 8 mars le temps de trouver un travail pour louer
une chambre. Bien sûr on lui a ouvert les portes de la maison où elle restera le
temps de trouver un boulot, ce qui ne sera pas facile parce que son casier
judiciaire n’est plus vierge. Et je rêve que l’atelier de couture réussisse à
obtenir beaucoup de commandes pour qu’on puisse l’embaucher.
La plupart des jeunes qui sont emprisonnés n’ont pas la même chance et avec la
misère croissante, ils sont de plus en plus nombreux et dispersés dans beaucoup
de prisons ou de sections différentes. Nous essayons de les visiter
régulièrement mais ce n’est pas facile parce que le personnel est réduit. Mais
les jeunes prennent la relève et vont régulièrement visiter leur compagne et
leur compagnon. La vie est dure en prison. Des prisons surpeuplées, dont celle
de la zone 18, où les détenus dorment à 4 sur un lit de ciment destiné pour une
seule personne. Roxana Balleti, la vice-présidente, arrêtée pour vol a passé
quelques temps dans cette prison, mais on lui avait aménagé un appartement avec
frigo et télévision dans les locaux de l’administration. Et 3 fois par jour on
lui apportait de l’extérieur de la bonne nourriture. L’ex-président, Perez
Molina, a lui aussi un appartement super équipé avec ordinateur et toutes les
commodités, dans des locaux de l’armée. On ne va quand même pas traiter la haute
délinquance comme les jeunes des rues.
Les hôpitaux immenses comme celui de Saint Jean de Dieu au centre de la
capitale, ou l’hôpital Roosevelt dans la 11ème zone, des hôpitaux où
tout manque, les draps de lit, les médicaments, le matériel nécessaire pour les
interventions chirurgicales et même les salaires pour les médecins et le
personnel auxiliaire. Pour les jeunes du Mojoca, c’est un va et vient. Il y a
Emilien, 2 ans, qui aurait dû passer une visite dans une clinique spécialisée
pour les enfants dénutris, mais la veille il avait une forte fièvre. Alors sa
maman et une autre jeune femme de la maison du 8 mars l’ont accompagné à
l’hôpital central où il est resté parce qu’il souffre d’une pneumonie. A tour de
rôle, sa maman et d’autres jeunes mères du 8 mars restent auprès de lui. La
solidarité ça existe. A l’hôpital Roosevelt, Jorge qui est hospitalisé pour des
plaies persistantes provoquées il y a quelques années par une intervention
chirurgicale pour enlever une tumeur à la moelle épinière. Depuis lors, Jorge
est obligé à se déplacer sur une chaise roulante. Il ne se laisse pas abattre,
chaque soir, il fréquente une école et durement la journée, il vend des chewing
gum dans la 6ème avenue, la rue commerçante de la capitale, notre rue
neuve à Bruxelles. L’an dernier il avait réussi à vivre seul dans une chambre
qu’il louait. Mais une recrue d’essence de sa maladie l’a forcée à rentrer dans
la maison des garçons du Mojoca. Son état empire de plus en plus et maintenant
le moral est atteint. Ses camarades s’organisent pour le soutenir. Cet
après-midi, nous sommes allés le visiter, Kenia, Caroline, Sonia et moi. Je
m’attendais au pire parce qu’on avait dit qu’il ne parlait plus. Quelle heureuse
surprise de le trouver en forme malgré un mois d’hospitalisation. Caroline était
stupéfaite de voir l’état du centre hospitalier. Alors que le Mojoca et les
autres maisons sont propres, l’hôpital ne l’était pas. Les chambres et même les
couloirs sont bourrés de lits. Pendant que nous étions là, on apporta le repas
et une jeune fille s’approcha pour aider Jorge à manger. Ce n’était pas une
infirmière, comme pensait Caroline, mais la petite amie de Jorge. Elle vend à la
sauvette des crayons, dans la 6ème avenue où Jorge l’avait rencontrée
dans ses va et vient pour écouler son stock de chewing gum. Un coup de foudre et
c’est l’amour qui mène la douceur et la chaleur dans la vie dur de 2 jeunes qui
tentent de survivre dans la rue.
Dans le même hôpital se trouvait également Maria, 25 ans, elle y était entrée
après le nouvel an suite à une intoxication dont les médecins n’ont pas réussi à
diagnostiquer la cause. Maria consommait très peu de drogues et fréquentait les
écoles de l’amitié du Mojoca. Elle y était aimée parce qu’elle était aimable et
souriante. Elle est morte il y a 2 jours. Des bruits commencent à courir. On
parle d’empoisonnement, on murmure que ce n’est pas la première victime,
d’autres filles sont mortes de façon inexpliquée. Nous prenons l’affaire très au
sérieux pour éviter de possibles lynchages. Ce matin, c’était l’enterrement de
Maria. Sa mère, sa fille, Daniella, de 3 ans, un frère et une sœur, son
beau-père et sa belle-sœur et des jeunes du Mojoca, de la maison du 8 mars,
l’accompagnaient à sa dernière demeure dans l’immense cimetière central de la
capitale. Comme toujours des scènes déchirantes, des sanglots, des cris de
douleurs, des chants et des discours de tendresses et de détresses des jeunes du
Mojoca.
Tant de fois, j’ai arpenté derrière un cercueil les allées de ce cimetière et
surtout qu’on ne nous dise pas que ces jeunes vivent maintenant dans l’autre
monde une vie meilleure. Qu’on ne parle pas des paradis pour demain pour nous
faire supporter les enfers d’aujourd’hui. Les enfers de la rue, les hôpitaux
délaissés, les prisons surchargées, les enfers de la pauvreté de la misère de la
faim. Le paradis c’est aujourd’hui que nous le voulons. Et nous allons continuer
à lutter pour le conquérir, pour préparer et réaliser une révolution planétaire
et nécessaire.
Vous serez
dans le coup n’est-ce pas, Gérard.
Gérard Lutte