témoignages + 2005 avril 24
D’ELLE, IL NE RESTE QU'UNE TACHE ROUGE SUR LA DIX-HUITIEME RUE
Elle s'appelait Elisabeth, dans la rue on la dénommait Crési. Elle avait 17 ans. Elle aimait la vie, elle voulait être libre, respectée, aimée, écoutée. Ce rêve lui avait fait choisir la rue à l’âge de huit ans seulement. Ce même rêve lui avait fait prendre la décision, neuf ans plus tard, de sortir de la rue. Elle faisait partie du «Mouvement des Jeunes d la rue». Depuis trois mois, elle s'était éloignée de la drogue.
Un tueur immonde l’a assassinée dans la nuit du 22 au 23 avril dernier. Elle avait repoussé la proposition de s'isoler avec un individu qui voulait abuser d’elle. Il est revenu dans la nuit et avec une arme automatique de l'armée génocide du Guatemala et il l’a déchargée contre Elisabeth et l’a massacrée avec neuf balles tirées à bout portant. Il a gravement blessé Giovanni, son compagnon, qui se débat entre la vie et la morte à l'hôpital. Les sept autres jeunes des rues qui dormaient avec eux dans la dix-huitième rue, se sont enfouis; ils se cachent parce qu'ils savent que ces tueurs éliminent les témoins de leurs crimes. Le vil assassin a laissé des traces et pourrait facilement être identifié. Mais au Guatemala, les assassins de ce type jouissent encore aujourd'hui de l'impunité.
Elisabeth n'avait fait que fuir la violence lubrique des hommes qui s'acharnait contre elle depuis les premières années de sa trop brève vie. Le martyrologe des jeunes de la rue s'allonge toujours plus. Des années d'efforts, de rêves, d'envie de vivre, détruits en un instant. Un groupe, à savoir une famille de la rue, dispersé. Tout le mouvement bouleversé par la tristesse et la rage.
Nous ne réussissons pas à arrêter la main des assassins, à protéger la vie de nos jeunes dans la rue. Chers amies et amis des jeunes de la rue, je regrette infiniment de devoir commencer notre communication depuis mon retour du Guatemala par cette triste nouvelle, mais j'espère que pour venger Elisabeth, nous intensifierons notre engagement d'amitié avec nos jeunes de la rue. Il est indispensable d'ouvrir des auberges, une pour les filles qui veulent sortir de la rue avec leurs enfants, une autre pour les garçons et les couples. Cela coûte cher. Je ne sais pas où nous trouverons l'argent, mais je sais que nous ouvrirons rapidement ces refuges. Avant tout pour les filles, pour les protéger des convoitises bestiales de leurs bourreaux, pour faciliter la réinsertion sociale des filles enceintes, pour protéger les nouveaux-nés et les jeunes enfants. En mémoire d'Elisabeth, amie, petite sœur chérie, qui continue à vivre dans nos espérances et dans nos luttes.
La veille de la mort d'Elisabeth, Jupa avait recueilli la brève histoire de sa vie. La voici:
«J’en ai ras le bol de cette vie dans la rue! Je m'appelle Elisabeth, j'ai 17 ans, je suis née je ne sais où et je n'ai pas connu ma mère. J'ai eu des frères dont je me souviens seulement qu'ils me maltraitaient et me faisaient mal. J'ai décidé de quitter la maison à l'âge de huit ans, de m'en aller à la rue dans mon quartier. Je me suis mise avec des amis qui faisaient partie d'une bande de jeunes. Ils ont pris soin de moi, ils me donnaient à manger, une fille me lavait. Je me sentais bien avec eux jusqu'au jour où est arrivé un homme plus âgé qui m'a violée.
Alors, j'ai décidé de partir de là. Vers mes 15 ans, je me suis insérée dans le groupe de rue Bolivar où j'ai trouvé des amis qui m'ont fait du bien. Là, je me suis mise avec un garçon pour me sentir protégée et aimée, mais lui aussi abusait de moi. J'ai commencé à prendre du solvant, cela m'aidait à oublier ce qui m'arrivait et j'augmentais toujours plus ma consommation. Je ne voulais pas rester dans ce groupe et un jour, j'ai profité de la distraction de mon compagnon, ce violeur, pour prendre la tangente. Je me suis cachée un certain temps dans une institution mais cela n'allait pas car je ne réussissais pas à vivre sans drogue, je n'avais pas la liberté que je cherchais. En m'échappant de l'institution, je devais retourner dans la rue mais je ne voulais plus retourner à la Bolivar parce que je savais que je me serais retrouvée avec l'homme que j'avais fui. Je connaissais d'autres groupes et je suis allée à la dix-huitième rue et dans ce groupe, j'ai trouvé beaucoup d'amis qui étaient dans la même situation que moi, qui voulaient oublier leur passé et vivre libres. Une dame adulte qui avait un petit enfant faisait partie de ce groupe et pour moi, ce fut spécial parce que le bébé m'a plu beaucoup et j'ai pris soin de lui pendant quatre mois comme si c'était mon fils. La mère me payait avec des drogues, avec le crack. Sans m'en rendre compte, je me suis attachée à cela et peu à peu, je me suis détruite encore plus. Pendant que j'étais dans ces conditions, je suis tombée amoureuse de Giovanni, mon compagnon. Un jour, je lui ai dit que j'en avais marre de tout cela et que je ne voulais pas rester là, aussi parce que dans ce groupe comme dans les autres, j'ai souffert et j'ai été violée par des hommes. Maintenant, je me sens bien sale et cette vie n'est plus une vie. Maintenant que je partage ma vie avec Giovanni, j'ai décidé que je ne voulais plus rester là et plus consommer de drogue, même si cela est très difficile car quand je vois les autres se droguer, l'envie me revient.
Il y a trois jours, mes amies du MOJOCA ; sont venues nous trouver dans la dix-huitième rue et elles nous ont invités à fréquenter la maison, ce que j'ai voulu faire. Quand je suis arrivée à la maison du Mojoca, je me suis sentie bien, je me suis lavée, je me sentais en un lieu sûr, un endroit où on prenait soin de moi, où on me demandait comment ‘allais, on m'écoutait et on me demandait quels étaient mes rêves et je les ai partagés».
Elisabeth se sentait si bien qu'elle avait pris la décision de commencer le processus éducatif pour sortir de la rue. Le jour de sa mort elle devait pressentir ce qui devait arriver car elle ne voulait pas sortir de la maison, elle voulait rester. Son compagnon faisait pression et elle a dû quitter ses amis du Mojoca avec la promesse de revenir le lendemain, sans savoir que cette nuit-là, elle aurait quitté définitivement la rue.
Hier, nous étions tous contents parce que le groupe de la dix-huitième rue se rapprochait du Mojoca, ils avançaient à grands pas dans le processus, aujourd'hui ils sont dans des foyers pour se préserver des représailles comme témoins de l'assassinat. Et Elisabeth ne vivra plus dans la rue ; aujourd'hui, elle est dans un endroit meilleur où plus personne n'abusera d'elle ; maintenant, elle est libre